"La symbolique de la virginité reste très forte"
Par Propos recueillis par Delphine Roucaute
Pour écrire son dernier livre, l'historienne et féministe Yvonne Knibiehler s'est inspirée d'une contradiction de notre société moderne : alors que la virginité féminine semble avoir perdu toute valeur au temps de la révolution sexuelle, le mouvement No Sex prospère aux Etats-Unis et les hyménoplasties– la reconstruction de l'hymen – se multiplient discrètement en milieu musulman.
Avec son ouvrage La virginité féminine : mythes, fantasmes, émancipations, Yvonne Knibiehler tente de répondre à cette question : pourquoi la virginité féminine revêt-elle toujours une telle importance ?
L'hymen a une importance cruciale dans de nombreuses cultures. La virginité a-t-elle une définition purement anatomique ?
La perte de la virginité, ce n'est pas seulement la défloration, c'est beaucoup plus compliqué que ça. La défloration, ce n'est qu'un geste plus rapide. Il est rare que la fille atteigne l'orgasme la première fois. Donc il faut ensuite qu'elle s'apprivoise, qu'elle découvre le plaisir d'amour : c'est la deuxième étape. La troisième étape, c'est la grossesse ou la maternité, si elle souhaite un enfant. Pour passer de l'état de fille à l'état de femme, je pense qu'il faut ces trois étapes. C'est tout un processus, et c'est cela qui peut être intimidant.
L'hymen est un symbole fragile. La plupart des femmes naissent avec, mais il peut se déchirer facilement, ou ne pas saigner. Je connais également beaucoup de sage-femmes qui ont vu des cas de femmes vierges, pourvues d'hymen, mais enceintes. L'hymen ne prouve rien.
Peut-on parler aujourd'hui d'un retour conservateur sur la question de la sexualité ?
Un historien ne pense jamais en terme de "retour", le monde ne revient jamais en arrière à la même place. Aujourd'hui, c'est une autre manière de comprendre la sexualité. Si retour il y a, c'est vers une prudence par rapport à la sexualité. Je pense qu'il y a eu une très forte évolution depuis les années 1970, où la sexualité a été valorisée, où on a dénoncé toutes les contraintes imposées aux jeunes pour qu'ils ne cèdent pas à leurs tentations.
Aujourd'hui, on est dans la génération d'après, l'eau a passé sous les ponts. Et maintenant, la peur de la sexualité commence à renaître. On se rend compte qu'elle est extrêmement puissante, qu'on y échappe difficilement, et que quand on lâche la bride, on ne sait pas jusqu'où elle ira. Ce n'est pas moi qui l'ai dit, depuis saint Augustin, le père de l'Eglise, on le répète : si on veut se défendre contre la sexualité, il vaut mieux ne jamais commencer. La virginité protège mieux que la chasteté, parce que quand on ne commence pas, c'est plus facile de s'en passer.
La virginité peut-elle alors être un moyen d'échapper aux risques de la sexualité ?
La virginité est un désir d'autonomie et d'indépendance. Quand on accepte de sefaire déflorer, on va être dans la dépendance du sexe masculin. Une femme qui veut rester vierge n'accepte pas les transformations qu'un homme peut faire sur son corps. L'idée, c'est : "Je reste maître de mon corps et de moi-même."Quelque part, c'est une forme de féminisme. La virginité était interdite aux filles de l'Antiquité païenne. Elles devaient toutes être mariées pour assurer le renouvellement de la population de leur cité. Elles ne pouvaient pas échapper à la fonction d'objet pour l'homme : ou bien elles se mariaient pour prolonger une lignée, ou bien elles devenaient prostituées, donc objet de plaisir. Elles n'avaient aucun choix, aucune liberté.
Le christianisme leur a offert cette liberté de pouvoir refuser le mariage ou l'enfantement. Et au début du christianisme, dès les prédications de saint Paul, beaucoup de femmes se sont précipitées sur cette liberté, elles ont refusé le mariage et les périls de l'enfantement. Elles ont acquis une chance d'accéder à autre chose qu'à la vie domestique : les études, la théologie, etc. Il y a eu là une conquête ressentie comme telle. La virginité a été un moyen d'échapper à un système qui instrumentalise la femelle humaine au service des lignées masculines ou du plaisir masculin.
Mais à l'inverse, le contrôle de la virginité féminine n'a-t-il pas toujours été une manière d'asseoir la domination masculine ?
Autrefois, dans les sociétés rurales, les enfants voyaient les bêtes s'accoupler et les femelles mettre bas, c'était un enseignement empirique que rien n'a remplacé. Aux filles, on enseignait la pudeur, on leur disait qu'elles étaient des tentatrices depuis Eve. Et au XIXe siècle, on comprend que si on ne leur apprend rien, beaucoup resteront inconscientes des tentations qu'elles inspirent. Et donc on croit alors que si on maintient les filles dans une ignorance absolue de la sexualité – une ignorance qu'on appelle "innocence" – on assurera d'autant mieux la domination masculine.
Encore aujourd'hui, la symbolique de la virginité reste très forte, que nous le voulions ou non. Ça concerne fortement les hommes, parce que la liberté des femmes les gêne toujours. Celui qui épouse ou déflore une vierge a un sentiment de domination très fort. Dans beaucoup de religions, c'est l'homme qui fait la femme. Aux yeux des hommes, c'est un pouvoir dont ils sont très fiers et dont ils ne veulent pas être dépouillés.
Le recours à l'hyménoplastie est-il aussi un signe de cette domination ?
C'est plus complexe que cela. Les théologiens musulmans font un rapprochement entre la circoncision du garçon et la défloration de la fille. La circoncision du garçon marque son corps, le fait saigner, et ça lui permet de devenir un homme, donc un père, et de contribuer avec Dieu à la procréation. De même, la défloration de la femme fait couler son sang, ce qui lui permet de collaborer à la procréation. Ce n'est pas un rapport réciproque, certes. C'est l'homme qui crée la femme et la mère. Toutefois, l'homme ne se crée pas tout seul non plus. C'est un ensemblesocial, toute une culture, qui oblige l'homme à la circoncision, chez les Hébreux comme chez les musulmans.
Sur le plan théorique et idéologique, ils ont raison, mais nous ne vivons pas dans la théorie, nous vivons dans une réalité cruelle. Je connais plusieurs chirurgiens qui m'ont dit : "Perdre la virginité, ce n'est pas une maladie, ce n'est pas une pathologie grave, je n'ai pas à opérer. Les femmes doivent comprendre qu'elles sont libres et qu'elles doivent assumer cette liberté." Je partage pleinement ce raisonnement. Mais dans le concret, quand vous rencontrez une femme qui est à bout de forces, il faut faire preuve d'une éthique de la compassion : on lui porte secours, et c'est la moindre des choses.
Yvonne Knibiehler, La virginité féminine : mythes, fantasmes, émancipation. Éd. Odile Jacob. 216 pages, 23,90 euros
Nenhum comentário:
Postar um comentário